Le Jardin Imparfait de Tom Carr : une autre Genèse
Le Jardin Imparfait de Tom Carr : une autre Genèse
L’œuvre retient son souffle et mesure son élan. Elle dit l’éclosion du premier matin. Par delà les jours qui se sont émiettés, Tom Carr retrouve l’instant fugitif où tout est en train de naître.
Hoja, les Heures qui jaillissent ne passent plus ou pas encore. Leur surface d’acier renvoie son reflet à celui qui marche et s’avance dans le temps de sa propre histoire. Il y déchiffrera au présent et par intermittences l’image de ce qu’il est. Il s’y devine et s’y rêve aussi, espère de loin ou d’en bas ce reflet qui l’attire et dans lequel une vérité le guette. Mais le miroir est à jamais brisé. L’unité hors d’atteinte. Entre ces fragments de lumière qui lui ouvrent le ciel, le visiteur du Jardin Imparfait découvre que son espace est celui de la chute et de l’envol, liés à jamais.
Trois formes identiques et sans nom composent le coeur d’Origin: les eaux et le firmament sont sur le point de se séparer. Les oiseaux n’ont pas encore leurs plumes ni les poissons leurs écailles : créatures de l’air et de l’eau sont ici de même substance. Mais le souffle qui les habite les invite au départ. Sur le mur, leurs ombres se profilent comme des pointes de flèches. Ils sont prêts. Le monde couleur de feu ne sera plus jamais le même. Le ciel et la mer vont advenir. Dans ce que l’on prend d’abord pour du vide, on reconnaît le projet des feuillages et des fruits à mûrir. Ils ne pèsent rien encore.
Tendus à se rompre, quelques fils retiennent les pièces de bois toujours nomades. Ils composent autour d’elles une sorte de carte du ciel et suivent les trajets au long desquels se meuvent d’invisibles planètes. Toute la puissance de la nature s’exprime ici dans une tension contrôlée : l’œuvre se détache du mur immaculé, elle conquiert son propre volume et invente son ombre.
A l’aplomb de la surface muette, la matière s’éveille. Tom Carr la saisit alors qu’elle apparaît dans son évidence, indifférenciée et porteuse déjà de toute la création à venir. Et voilà que dans son imparable cheminement, il en écrit les figures avec une limpidité inouïe, comme s’il n’avait qu’à traduire pas à pas et sans effort les mots de l’antique récit…
Un simple trait, une ligne dans l’air qui retombe mollement vers le sol : Passage s’affirme comme le signe le plus pur de la détermination de l’artiste et rappelle que toute œuvre naît de ce qu’elle traverse. Il lui faut, pour exister, outrepasser les limites données. De concert avec son ombre portée, la longue courbe invente le contour d’une feuille. Dans sa douceur serpentine, le premier dessin se confond avec la forme d’une transgression.
Le geste du sculpteur s’identifie au mouvement de la nature : Anhelo, le Désir tout ensoleillé s’étire vers les hauteurs, le bois se défait du sol et voudrait tout oublier de sa pesanteur. Deux longs triangles jaunes s’incurvent l’un vers l’autre sans jamais se toucher, jusqu’à l’ultime fragilité. Ils se haussent vers le point idéal d’une rencontre toujours différée, dans cette dualité fondamentale du monde qui apparaît en Gemini comme la condition même de l’épanouissement : entre l’ombre et la lumière, la matière et l’idée, le bien et le mal, l’image et son reflet, les figures du couple, l’œuvre puise son équilibre et atteint à une poignante perfection en vivant de ce qui la divise. Plénitude et arrachement y sont inséparables. L’air alentour y devient plus dense, chargé de torpeur. Les deux pièces qui se rejoignent en un point unique s’arrondissent lentement sous sa poussée. C’est l’espace de tous les départs.
Un absolu écarlate, la chair et le sang conquis, une bouche, un sexe : Amor est la fleur pleine où la lumière peut se blottir. Placer en procède comme un écho léger et dansant. Il en est la musique et l’ornement : à la fois le couronnement et la périphérie.
Les formes compactes et les structures graciles se répondent ici de la même façon que les instruments d’un orchestre et les ombres qui s’amenuisent sur les murs semblent des mélodies qui se taisent. Entre deux accents, la tige dentelée d’Ambition se recourbe en ses extrémités avec l’élégance d’une plante vénéneuse. De quelque côté qu’on l’approche, elle est aussi coupante que la lame d’une scie. La blessure est inévitable.
Babel s’impose dans la pluralité : son sens réside justement dans les points de vue inconciliables dont elle est le signe. Dans les quatre parois qui forment les côtés de l’édifice, se découpe la forme d’une mandorle. Comme si le halo en forme d’amande qui nimbe traditionnellement la figure divine avait laissé la trace de son passage en traversant le bois. Mais chacune bascule de telle sorte que le regard, posé sur l’une d’elle, en voit aussi la forme contrariée par une autre, en face. Aucune lecture unifiée n’est possible : les intentions se contredisent, les projets divergent. Les volontés confuses et les plans disparates ont conçu un bastion transparent ou le vent s’engouffre. Aux angles, les murs s’ouvrent vers les quatre points cardinaux. Les constructeurs rêvaient leur tour aussi haute que le ciel : elle frôle les orages et garde la couleur de la foudre. Babel contient le germe de sa propre ruine. Dans sa chute prochaine, le monde expérimente sa dispersion. Les langues se démultiplient comme les destinées. Elles ne s’entendent plus, ne se comprennent pas. Il faudra tout apprendre.
Soledad se fige contre le mur. Le dessin se pétrifie. Comme une lance, comme un pieu. Une arme pour survivre. La première pensée de l’enclos…
Dans le Jardin Imparfait, les œuvres tirent leurs noms de la diversité féconde de la terre. Les titres en espagnol ou en anglais sont les heureux fils de Babel. L’artiste né de deux mondes réconcilie en ses œuvres le langage écartelé.
Une force centrifuge va chasser au loin les fragments colorés, les vies, les langues, les images et les consciences. Expulsion rayonne comme un soleil, tourne comme la terre et emporte avec elle ses continents et ses océans. Le char solaire traverse les mythes et la courbe du ciel, il entraîne l’histoire dans une spirale sans fin où elle se rejoue constamment. Le cycle des jours et des nuits l’emporte sur le vide. Tout recommence.
Le sculpteur libère le flot de sa propre mémoire dans l’histoire de la Création. Light in august s’ouvre largement en un double feuillage, comme les pages d’un livre. L’allusion au roman de William Faulkner, si présent en filigrane dans l’œuvre de Tom Carr, achève d’en éclairer l’ambivalence. La lumière implacable qui écrase les hommes dans l’univers du maître renouvelle leur damnation et cependant les fait vivre. Le jour se fige sous le soleil à son zénith. On peut croire que plus rien ne surviendra. Mais c’est toujours et encore le début. Dans la chaleur de l’été, un enfant naît. La délivrance de la mère « light in august » lui rend sa légèreté de vierge. Drop, une goutte d’eau unique, annonce la pluie qui revient.
Françoise Barbe-Gall
Janvier 2007